Nathalie Ollat – Vigne et vin : comment s’adapter au changement climatique ?
Pouvez-vous préciser sur quels travaux se fonde cet ouvrage ?
Nathalie Ollat : Il s’agit des travaux qui ont été conduits pendant dix ans par une centaine de chercheurs et leurs partenaires dans le cadre des projets Laccave, coordonnés par l’INRAE, pour mieux comprendre les impacts du changement climatique sur la vigne et vin en France et explorer les moyens de s’y adapter. Ce ne sont pas uniquement des travaux de recherche sur les aspects techniques, ils concernent également les volets socio-économique et humain. Il s’agit d’une vision globale, pluridisciplinaire, de tout ce que le changement climatique peut affecter et de tout ce qui peut être mobilisé pour y faire face.
Quels sont les objectifs de cette publication ?
N. O. : Nous avons voulu mettre à disposition de la filière le fruit de tous ces travaux. L’ouvrage va au-delà de l’étude des impacts du réchauffement climatique sur la vigne et le vin, il propose des leviers techniques pour s’y adapter. L’idée est de ne pas laisser les professionnels face à l’angoisse que peuvent générer les prévisions, les simulations climatiques, et de dessiner des pistes d’adaptation. Les opérateurs ne doivent pas se sentir seuls face à cet enjeu. Ils doivent certes prendre des décisions à l’échelle de leur propriété, mais beaucoup de choses peuvent être mises en place à l’échelle du collectif, au niveau de leurs ODG, de leur interprofession, au niveau national également, où des réglementations peuvent évoluer. Notre travail a été mené avec l’INAO et FranceAgriMer. Il a abouti à ce que la filière, à l’échelle nationale, définisse une stratégie, avec des actions concrètes. Par exemple, la décision de l’INAO de donner la possibilité d’expérimenter des variétés de cépages à fin d’adaptation ou des pratiques non inscrites dans les décrets découle en partie de ces travaux.
Quels sont les effets les plus marquants du réchauffement climatique ?
N. O. : Ce sont d’abord les avancées des stades phénologiques de la vigne, notamment de la date de débourrement, qui expose davantage la vigne au risque de gel de printemps, et de la date de récolte. Depuis la fin des années 80, toutes les courbes s’infléchissent, avec des vendanges plus précoces de 2 à 3 semaines – cela peut varier d’une région ou d’une année à l’autre. Ce sont ensuite des raisins systématiquement plus sucrés et des acidités plus faibles, et parfois des profils aromatiques et polyphénoliques modifiés. Cela ne veut pas dire, pour l’instant, que cela conduit à une dépréciation de la qualité. Souvent, et dans certaines régions, c’est plutôt le contraire. Mais cela peut susciter des inquiétudes, surtout le manque d’acidité, en termes de stabilité à long terme et de modifications du profil des vins.
L’inquiétude la plus forte concerne les rendements. Et ceci dans toutes les régions, parce qu’il y aura soit des contraintes hydriques fortes, comme ces dernières années, soit des aléas climatiques, gels de printemps, phénomènes de grêle ou encore précipitations plus intenses, qui impactent l’état sanitaire du vignoble, comme notamment à Bordeaux encore cette année. Il y a donc des difficultés à stabiliser les rendements, ce qui a des conséquences fortes sur la rentabilité et la santé économique des exploitations et de la filière. En effet, lorsque vous n’arrivez pas à stabiliser la production, vous perdez des marchés et il est difficile de les retrouver, surtout dans le contexte très compétitif d’aujourd’hui.
Et la tendance devrait s’accentuer. Les effets de l’élévation des températures et de la contrainte hydrique sur la composition des raisins et leur aptitude œnologique restent complexes et comportent encore beaucoup d’inconnues. C’est moins l’augmentation moyenne de la température que la fréquence des pics de chaleur, des canicules, ainsi que des hivers moins froids, qui sont à craindre, leurs effets cumulatifs sur la vigne étant encore mal connus. Nous entrons dans un monde de plus grande incertitude.
Concernant la contrainte hydrique, le vignoble de Bordeaux pourrait-il être concerné ?
N. O. : Globalement, en France, le pourtour du bassin méditerranéen devrait s’assécher. La hausse des températures augmente les besoins en eau, ce qui conduit à des risques plus importants de sécheresse. Les chercheurs qui ont travaillé sur le sujet estiment cependant qu’à Bordeaux, on ne serait pas en inconfort hydrique avant 2050. Ce qui n’exclut pas de possibles années très sèches, comme en 2022, alors que nous connaissons des régimes de précipitations intenses depuis deux ans. Ce qui prime, c’est l’irrégularité.
Quels sont les principaux leviers d’action explorés face au réchauffement climatique ?
N. O. : Il y a des leviers d’action techniques à court terme, notamment tout ce qui relève de la gestion des sols. Les pratiques à mettre en œuvre vont avoir comme objectif de favoriser l’infiltration de l’eau dans les sols et d’éviter le ruissellement en cas de fortes précipitations. Il est extrêmement important d’augmenter la réserve en eau des sols, facteur déterminant pour le rendement, afin de pouvoir faire face à des sécheresses ou des pics de chaleur, plutôt que de vouloir ouvrir le robinet de l’irrigation et de mobiliser des ressources. D’autant que si elles venaient à manquer, la vigne ne serait peut-être pas prioritaire.
La préparation des sols à la plantation et la plantation elle-même semblent des volets importants qu’il convient de bien soigner. Dans d’autres projets, nous avons vu des vignes plantées dans des conditions compliquées, à la machine, avec des systèmes racinaires qui sont déformés et ne se développeront pas en profondeur.
Il s’agit aussi de jouer avec les enherbements ou des couverts végétaux que l’on est en mesure de gérer et qui ne deviennent pas trop compétitifs, qui vont favoriser l’infiltrabilité de l’eau. Ils contribuent de plus à l’amélioration des propriétés du sol, à sa capacité de stockage du carbone, à la préservation de la biodiversité, qui est un élément important pour le développement de pratiques moins impactantes sur l’environnement.
Parmi les leviers, il y a également la réduction des densités de plantation, les modes de conduite du vignoble, la gestion des hauteurs de feuillage par exemple, pour limiter la transpiration de la plante. La pratique de l’effeuillage est à éviter en règle générale car l’un des risques en situation caniculaire est la brûlure des raisins, surtout pendant la phase pré-véraison. Toutes ces questions doivent relever d’une gestion adaptative.
D’autres leviers encore sont utilisés ou expérimentés : les modalités de récolte, avec des vendanges la nuit ou en plusieurs dates, les pratiques œnologiques telles que la sécurisation des fermentations, la gestion de l’acidité…
Vous mettez également en avant la diversification du matériel végétal.
N. O. : Tout ce qui relève du choix du matériel végétal constitue un levier d’action très important. Il y a d’abord le porte-greffe. À Bordeaux, à l’heure actuelle, il n’y a pas trop de risques à choisir des porte-greffes plus résistants à la sécheresse, pour les sols de graves par exemple. C’est une sorte d’assurance pour les années sèches. Parce qu’on a beaucoup misé, au cours des dernières décennies, sur des porte-greffes sensibles, peu vigoureux, et globalement, on en souffre un peu aujourd’hui, avec des vignes et des rendements plutôt faibles.
C’est ce que montre le dispositif Greff-Adapt à Bordeaux, ce sont les vignes les plus vigoureuses qui vont s’en tirer le mieux. L’une des hypothèses est que leur système racinaire est plus développé et leur permet d’aller chercher l’eau plus en profondeur. Tout ce qui va permettre un meilleur enracinement est une assurance face au stress hydrique.
En matière de cépages, la diversité clonale n’a certainement pas été suffisamment valorisée. Il y a matière à revisiter les conservatoires pour identifier ceux qui pourraient être les plus tardifs ou qui accumulent moins de sucres.
Choisir des cépages plus tardifs ou plus résilients vis-à-vis des températures élevées peut aussi répondre aux besoins sur le plus long terme. Il faut bien sûr les évaluer dans nos conditions, pour détecter par exemple des sensibilités aux maladies. Il est nécessaire d’envisager ces changements, en même temps qu’on envisage des variétés résistantes aux maladies. L’encépagement a toujours évolué, notamment à Bordeaux, où il y avait beaucoup moins de Cabernet sauvignon et quasiment pas de Merlot au début du XXe siècle.
La 2e partie de votre ouvrage est consacrée à la manière dont les acteurs de la filière se mobilisent ou peuvent se mobiliser pour construire ensemble des stratégies pour l’adaptation.
N. O. : En effet, il n’y a pas de recette toute faite, pas de solution unique pour permettre l’adaptation de la vigne et du vin aux impacts du changement climatique à moyen et long terme. C’est aussi ce que nous avons essayé de montrer à travers cet ouvrage.
Nous avons voulu apporter le plus de clés possibles. Elles doivent être bien réfléchies et prendre en compte de nombreux éléments. Elles sont en tout cas nombreuses, et c’est en quoi il faut être un peu optimiste.
Après, les choix relèvent de ceux qui vont les mettre en œuvre, de ceux qui en vivent. Cela peut se faire au niveau des viticulteurs, des acteurs de terrain et des chercheurs, à l’échelle des décisions politiques prises par la filière. Il y a, à tous les niveaux, une volonté de mobilisation, des projets qui émergent, des expérimentations mises en place… L’intérêt est que chaque acteur de la filière s’investisse. Je crois que le collectif peut faire beaucoup.
Propos recueillis par Cécile Poursac
Coordination Nathalie Ollat et Jean-Marc Touzard (directeur de l’UMR Innovation à Montpellier), éditions Quæ, 284 pages.
Édition papier 40 €, e-book en accès libre après inscription sur www.quae.com