Face à la crise : changer, innover, conquérir
«Aujourd’hui, le marché économique du vin nous laisse plutôt voir le verre à moitié vide. Avec nos intervenants, nous avons essayé d’adopter une grille de lecture et d’analyse qui nous permet d’envisager plutôt des opportunités et de considérer le verre plutôt à moitié plein », a lancé Krystel Lepresle, déléguée générale de Vin & Société, à l’initiative de la conférence.
Martin Cubertafond, consultant en stratégie d’entreprise et analyste du marché du vin depuis 15 ans, a d’abord dressé un tableau du marché mondial du vin. Un tableau « glaçant », dit-il. « La consommation mondiale de vin a atteint son apogée en 2017 et décroît de 3 % par an depuis. Entre 2017 et 2023, le marché a perdu 16 %, soit 5 milliards de bouteilles. Aux États-Unis, le marché s’est arrêté de croître il y a 3 ans. Le déclin, qui touche de longue date la France, l’Espagne et l’Argentine, s’est élargi depuis la fin des années 2000 et touche maintenant la quasi-totalité des 15 premiers pays consommateurs. »
Cette décroissance provient en fait de la baisse de consommation de vins rouges, tandis que celle des vins blancs et d’effervescents augmente, devenant dominante dans certains pays tels que les États-Unis et le Royaume-Uni. Le marché est en train de se redimensionner, souligne l’expert. On arrache en France, mais aussi en Espagne, au Chili, en Argentine, aux États-Unis, en Australie…
« La tendance de fond, problématique pour demain, est l’appétence pour la modération. Les consommateurs souhaitent boire moins demain, et la tendance est plus marquée chez les jeunes. »
Le marché du vin fait ainsi face à une mutation profonde des habitudes de consommation : moins d’alcool, un mode de consommation plus occasionnel, de nouveaux moments et occasions et non plus seulement à table, et le vin qui n’est plus le choix numéro 1 mais une option parmi d’autres.
De nombreux freins à la consommation
Gaspard Jaboulay, directeur d’études à l’IFOP a présenté des études menées pour Vin & Société sur la perception du vin par les Français. « Trois grandes familles de freins limitent aujourd’hui la consommation de vin en France. La première, ce sont les freins liés aux contextes de consommation : l’érosion de la transmission familiale de la culture du vin, le déficit d’occasions, avec des repas moins riches, moins carnés, des grands repas familiaux moins nombreux, l’attrait de la cuisine du monde… »
Les pistes d’évolution : proposer des accords mets et vins plus contemporains (burger, chips, pâtes, riz), casser le formalisme des moments de consommation et projeter le vin dans de nouvelles occasions et nouveaux lieux pour renouer avec l’aspect festif, mais aussi réfléchir à de nouveaux contenants, pour une consommation plus nomade. « Cela veut dire que demain, il va falloir aller chercher génération après génération, car chacune emporte ses pratiques tout au long de sa vie. Il n’y a plus d’automaticité sociétale à consommer du vin en devenant adulte ».
Il existe aussi des freins d’accès à l’univers du vin. « Le vin reste un univers intimidant, notamment pour les jeunes, qui n’ont pas reçu d’éducation à ce sujet », souligne Gaspard Jaboulay. Il existe par ailleurs une vraie différence entre hommes et femmes, le vin étant un territoire plutôt masculin, avec davantage de pression sociale sur sa nécessaire connaissance. Il faut donc dédramatiser la consommation de vin, inventer une nouvelle grammaire du vin, le faire exister sur les réseaux sociaux.
La troisième catégorie de freins est liée aux « imaginaires » du vin. Les profils les plus courants du consommateur de vin sont celui du CSP+, dont les valeurs élitistes ne sont pas forcément bien perçues, et celui du bon vivant, qui se transforme avec l’âge en un personnage représentant l’excès, à l’antithèse d’une société française aujourd’hui tournée vers la recherche de bien-être et la sobriété. Dans l’imaginaire des Français, le vin est également incarné par des personnalités un peu datées. « Il existe un besoin de jeunesse et de diversité dans les représentations du vin. Il est impératif pour le vin de moins ressembler à la France d’avant et davantage à celle d’aujourd’hui. »
Changer de grille de lecture
Martin Cubertafond a repris la parole pour proposer une vision iconoclaste des solutions qu’il est possible d’apporter collectivement aujourd’hui.
« La problématique est que vous devez non seulement continuer à faire plaisir à votre public, c’est-à-dire les plus de 45 ans, et en même temps attirer les jeunes. Il faut continuer à faire des vins qui plaisent aux plus de 45 ans et en même temps, innover et se remettre en question pour trouver des relais de croissance. »
Face à ce défi, l’expert juge la réaction – naturelle – du milieu du vin, très défensive. « Lorsque l’industrie lance un vin aromatisé ou avec une étiquette Halloween, nous avons tendance à le dénigrer, alors que nous devrions l’accueillir favorablement, puisqu’il permet d’élargir la catégorie. Il existe de nouveaux consommateurs. Accueillons-les. »
« Pourquoi refusons-nous l’innovation ? interroge encore Martin Cubertafond. Les gens sont plus soucieux de leur santé que jamais et en même temps ils veulent toujours vivre l’expérience du vin. Ils ont envie de venir vers nous. Nous devons remettre en question notre façon de penser et innover pour répondre aux exigences des consommateurs. Je vous invite à changer de grille de lecture. L’innovation est une opportunité pour accueillir les nouveaux consommateurs. »
Il faut tout d’abord aller chercher ces nouveaux consommateurs, préconise le consultant. « Nos clients de demain, les moins de 27 ans, sont homogènes à travers le monde, très anxieux, ont connu uniquement des crises dans leur vie. Ils ont accès à l’information grâce au digital, sont exigeants et impliqués. Pour les séduire, il faut être plus transparent et ne plus se cacher derrière la « magie de traditions multigénérationnelles ». Les informations sur l’étiquette ne devraient même pas être un sujet. »
Repartir à l’offensive
Il faut changer de narratif, suggère Martin Cubertafond. Il s’agit de proposer des accords mets et vins avec de nouveaux plats, de réduire le coût de la découverte du vin, de véhiculer un imaginaire chargé d’énergie, de cibler le local…
Il s’agit aussi d’offrir de nouveaux styles de vins (nature, aromatisé, moins alcoolisés…), de nouveaux usages (cocktails), de nouvelles couleurs (rosé, orange…). Couleur, température, faible degré, mélanges sont pour lui des opportunités, et non des menaces, pour trouver des relais de croissance.
« Quand j’évoque des cocktails avec du vin, tout le monde me répond que ce serait dénigrer son propre vin. Et puis, je leur parle du Prosecco, dont les ventes ont triplé en 10 ans. Comment est-ce possible ? Grâce aux cocktails, qui doivent utiliser près de la moitié des volumes. »
Le consultant préconise de continuer à capitaliser sur les repas à table ET de chercher des relais de croissance dans les autres occasions de consommation, de renforcer les propositions pour le snacking et l’apéritif et de créer des propositions pour les autres occasions.
Proposer de nouveaux formats doit permettre également de s’adapter, notamment pour l’export, aux nouvelles occasions de consommation, plus individuelles et plus nomades, aux exigences des vins à boire frais… L’expert souligne par ailleurs la tendance à la premiumisation : si les gens n’achètent qu’une bouteille au lieu de dix, ils vont la payer plus cher.
Martin Cubertafond invite à examiner la concurrence des bières et des spiritueux. « Ils revendiquent un endroit d’origine, une histoire, de l’artisanat avec des femmes ou des hommes. Ils mettent en avant ce qu’ils appellent le « craft » (l’artisanat). Eh bien, ils essaient tout simplement de nous copier. Ce sont les codes du vin, nos codes. À nous de les mettre en avant et de repartir à la conquête des marchés. »
Cécile Poursac